L’esprit du Prix Léon Bourgeois

Pourquoi un Prix "Léon Bourgeois" sur la coopération internationale ?

Pourquoi se placer sous le patronage de Léon Bourgeois pour remettre aujourd’hui un prix sur la coopération internationale ? Le malaise dans le multilatéralisme contemporain n’inviterait-il pas à considérer son héritage comme de plus en plus anachronique ? Versé aux reliques de l’histoire ? Il n’en est rien. Bien au contraire. Celui qui formula la première fois l’expression de Société des Nations en 1899 est encore inspirant pour nous, analystes et praticiens des relations internationales. Il témoigne d’une filiation et offre une orientation.

La filiation tout d’abord. Si la conception de Léon Bourgeois n’est pas celle qui s’imposa en 1919, elle perle toutefois dans certaines organisations comme le Bureau International du Travail (ancêtre de l’OIT) et surtout, diffuse une autre visée du multilatéralisme que l’absence de guerre ou bien un directoire entre grandes puissances. En plaçant au cœur de sa préoccupation politique la solidarité, à la fois comme source du développement des individus comme des sociétés nationales et matrice du devoir que nous nous devons les uns les autres réciproquement, il est l’initiateur du multilatéralisme social qui associe les Etats aux acteurs de la société civile dans la fabrique des décisions globales et dont la portée finale est bien d’améliorer les conditions d’existence de tout à chacun. La solidarité n’est pas qu’une idée, n’est pas qu’un fait. C’est aussi un droit ! Cette perspective ne saurait se réaliser que sur la base d’une sensibilité partagée, un ressenti, celui d’appartenir à un tout qui nous dépasse et qui nous élève à la fois. Il y a incontestablement une ligne qui s’établit entre les philosophes des Lumières écossaises qui insistent tant sur le sens moral, la sensibilité et la sympathie, et l’esprit de solidarité qui guide les penseurs français de la fin du XIXème siècle, que ce soit Guyau, Durkheim et bien entendu Bourgeois.

L’orientation ensuite. Face aux crises d’autorité, de légitimité, d’efficacité qu’essuient les organisations intergouvernementales contemporaines, renouer avec Léon Bourgeois c’est aussi cultiver l’espoir. Se dire « oui, quand même », allons ensemble cultiver ce multilatéralisme social dont la crise sanitaire liée au Covid 19 trace cruellement les linéaments et les nécessités. La conclusion de son message de réception au prix Nobel de 1920 (message adressé car Léon Bourgeois n’a pas pu se rendre à Stockholm pour des raisons de santé) offre bel et bien une voie :

Certes, il faudra encore bien des années d’épreuves, bien des retours en arrière avant que les passions humaines qui grondent chez tous les hommes soient prêtes à désarmer; mais si la route est clairement tracée vers le but, si une organisation semblable à celle que représente actuellement la Société des Nations se complète et s’achève, la puissance bienfaisante de la paix et de la solidarité humaine l’emportera sur le mal. C’est en tout cas ce que nous avons le droit d’espérer; et, si nous considérons la route poursuivie depuis le commencement de l’Histoire jusqu’aux heures présentes, notre espoir se fortifiera jusqu’à devenir une foi véritable, une inébranlable foi.

Bienfaisante paix. Le mot est lâché. Il y a bien une référence au souci de l’autre dans le geste de Léon Bourgeois. Un geste à la fois intellectuel et politique. Lui-même considère que son objectif est « de faire la politique de ceux qui pensent aux autres » dans la Politique de la prévoyance sociale. Penser aux autres, à partir du moment où il ne s’agit pas de les dominer ou d’en extraire un prestige personnel mais favoriser l’estime de soi, penser aux autres et se féliciter de l’amélioration de sa situation matérielle et du développement de ses potentialités, c’est cela être bienveillant. La bienveillance en relations internationales n’est pas seulement non-nuisance. Elle est aussi vigilance et diligence requise pour éviter de causer un préjudice (complément à la bienveillance négative). Elle est aussi tempérance et appel à la vigilance en vue de promouvoir raisonnablement la vie bonne (aller vers la bienveillance positive). Incontestablement, notre monde se doit de renouer avec cette bienveillance qui, négative ou positive, est une disposition morale quant à la solidarité : prendre conscience que nous sommes tous liés les uns aux autres d’une manière ou d’une autre. Alors oui, Léon Bourgeois reste complètement actuel dans le monde de 2020. Il nous apporte une boussole précieuse à préserver coûte que coûte.

Frédéric Ramel